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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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Critique du malthusianisme
Article mis en ligne le 10 juillet 2021

La théorie malthusienne est largement à l’origine de la théorie de Darwin et de l’écologie de Haeckel. Mais pour Reclus, Kropotkine ou Metchnikoff, l’occupation du milieu n’est pas fonction du nombre statistique des êtres humains puisqu’elle dépend de la qualité de leur aménagement. Ils sont donc logiquement hostiles à la théorie de Malthus et à toute position strictement malthusienne dont le raisonnement repose sur le seul rapport entre nourriture et population sans considération des échanges

Thomas Malthus

. À la suite de Godwin, Proudhon et Bakounine, ainsi que de Marx et d’Engels, ils estiment en outre que le malthusianisme est un faux prétexte avancé par la classe dirigeante pour éviter de partager égalitairement les richesses. Comme l’écrit Kropotkine, « nous pouvons dire que la théorie de Malthus, en revêtant d’une forme pseudo-scientifique les secrets désirs des classes possédantes, est devenue le fondement de tout un système de philosophie pratique » [1].

Pour Léon Metchnikoff, « la loi de Malthus, qui estime que le nombre de compétiteurs excèdent toujours les moyens de subsistance, est vraie pour les animaux, et nous pouvons logiquement voir qu’elle ne l’est pas pour les sociétés humaines. Car les animaux, étant de loin plus prolifiques que les hommes, consomment seulement la nourriture qu’ils trouvent prête dans la Nature, alors que les plus infimes tribus humaines — qui bénéficient de quelque organisation sociale — produisent généralement une grande part de ce qu’elles consomment. Et l’esclavage, apparu au plus bas degré de l’évolution sociale, nous donne suffisamment de preuves que, même dans ces conditions indigentes, des hommes unis dans une société produisent plus de nourriture que ce qu’il n’est strictement nécessaire pour tous » [2]. Ce raisonnement permet de contrebalancer les visions actuelles qui, au nom d’une protection de l’animal, rabaisse finalement l’être humain à un simple mammifère incapable de gérer rationnellement ses ressources.

Dans un long passage de L’Évolution, la révolution et l’idéal anarchique (1880, 1897), Élisée Reclus se livre à un sévè¬re réquisitoire contre Malthus, et sa « terrible loi » [3]. Il estime que « la terre est assez vaste pour nous porter tous en son sein, elle est assez riche pour nous faire vivre dans l’aisance ». Puis il stigmatise « tout l’art actuel de la réparti¬tion, telle qu’elle est livrée au caprice individuel et à la concurrence effrénée des spéculateurs  » [4].

L’argumentation de Reclus s’appuie doublement sur un souci moral et social (la joie pour tous d’avoir des enfants, l’hypocrisie et la mesquinerie des riches), et sur une démonstration scientifique (c’est matériellement possible, donc socialement faisable). Deux articles publiés au milieu des années 1880 dans Le Révolté (la revue dirigée par Jean Grave et soutenue par Reclus et Kropotkine), devenus ensuite des brochures [5], essaient de démontrer sur des bases scientifiques que la croissance des ressources planétaires par l’utilisation des nouvelles techniques agricoles et par la rationalisation du système de production et de consommation, permettrait encore à la population planétaire de croître. Bref, le problème n’est pas la quantité limitée des ressources, mais leur distribution inique.

Avec l’aide de son secrétaire Henri Sensine (1854-1937), Reclus se livre à un calcul portant sur les surfaces, les terres et les richesses, puis, dans L’Homme et la Terre, il expose son raisonnement avec une grande rigueur. « Divers statisticiens ont hasardé l’évaluation du nombre des hommes que pourrait nourrir notre globe planétaire. Ce chiffre dépend en premier lieu du genre de vie que l’on suppose à l’habitant moyen, car une population chasseresse de quelque 500 millions pourrait être à l’étroit sur ce globe où vivent aujourd’hui trois fois plus d’hommes. D’autre part, si l’on cherche à se baser sur l’alimentation moyenne de l’Européen, que de points sujets à controverse soulève une pareille étude ! La productivité des différents sols dépend de facteurs encore si peu connu, la ‘ration nécessaire’ varie encore tellement, suivant les auteurs spécialistes, qu’il ne faut point s’étonner de la divergence des résultats » [6].

Autrement dit, Reclus se méfie des moyennes et des situations moyennes. Il faut raisonner en fonction des habitudes alimentaires et des possibilités qui sont offertes. Depuis, la pédologie et l’agronomie ont fait des progrès, que ne doivent pas occulter le surdosage des engrais chimiques, tandis que la diététique précise les rapports entre apports et besoins physiologiques même si l’industrie agro-alimentaire produit au contraire l’obésité. En fonction de ces variations possibles, Reclus évoque des calculs concrets. Ainsi, celui d’Alexandre Ivanovitch Voeikov (1842-1916), fondateur de la climatologie en Russie, qui a réfléchi sur l’adaptation optimale des cultures aux climats, estime « qu’une population de seize milliards d’hommes, dans la seule bande équatoriale comprise entre le 15e degré nord et le 15e degré sud, n’aurait rien que de normal » [7].

En énumérant un certain nombre d’espaces possibles (bassins en Inde, plateau oriental du Mexique, vallées fluviales de Colombie, du Brésil…), Reclus pense qu’« on trouverait sans peine des territoires dix et vingt fois plus grands que les 22 500 kilomètres carrés nécessaires pour assurer sa subsistance à l’humanité tout entière qui, proportionnellement, pourrait atteindre sans danger quinze, vingt, trente milliards d’individus » [8].

Ce raisonnement lui permet de conclure : « Nous voulons étendre la solidarité à tous les hommes, sachant d’une manière positive, grâce à la géographie et à la statistique, que les ressources de la Terre sont amplement suffisantes pour que tous aient à manger. Cette loi prétendue d’après laquelle les hommes doivent s’entre-manger n’est pas jus¬tifiée par l’observation. C’est au nom de la science que nous pouvons dire au savant Malthus qu’il s’est trompé. Notre travail de tous les jours multiplie les pains et tous seront rassasiés » [9]. Il déve¬loppe également ce propos dans un long passage de L’Homme et la Terre sur le peuplement [10].

Bien sûr, Élisée Reclus n’a pas concrètement imaginé les conséquences de la formidable croissance démographique du XXe siècle. Pourtant, il en a estimé le chiffre possible, et ses prémisses politiques ou scientifiques demeurent justes. Il prévoit même une très forte extension urbaine, remarquant déjà que les milieux les plus denses du globe ne sont pas forcément les plus pauvres (Europe rhénane, Asie des moussons, hauts plateaux africains), même pour les régions rurales. Reclus donne le chiffre d’une île agricole chinoise peuplée de 1 475 habitants par kilomètre carré [11].

Il pousse le raisonnement dans un article publié en 1889 dans le Bulletin de la Société Neuchâteloise de Géographie qu’il avait contribué à fonder en 1885 avec Metchnikoff (Ferretti, 2011c). La carte qu’il y commente, et qu’il a fait dessiner au communard Charles Perron (1837-1909), représente un cercle théorique contenant toute l’humanité réunie en une assemblée fraternelle comme dans une agora grecque (quatre personnes debout pour mètre carré), et superposé à la ville de Paris [12]. Elle symbolise ainsi l’idée de l’unité humaine et de la finitude du monde, tout en soulignant l’inégalité à la fois spatiale mais aussi socio-économique de la répartition humaine. En fonction des conditions du milieu et d’une utilisation plus rationnelle de celui-ci, la géographie permet de confirmer que l’idéal de justice socio-spatiale est possible. Si l’on considère que la planète abrite environ un milliard et demi d’êtres humains à l’époque et au moins sept milliards de nos jours, on peut considérer que ce sont les géographes anarchistes qui ont raison.

Le problème ne vient pas d’une erreur des techniques ou de la science mais d’une mauvaise utilisation de celles-ci, par le capitalisme, et d’un gaspillage, d’où n’est d’ailleurs pas exclue une perte du sens moral et civique. Pour Reclus, « il n’existe point de "bonnes terres" jadis : toutes ont été créées par l’homme, dont la puissance créatrice, loin d’avoir diminué, s’est au contraire accrue dans d’énormes proportions  ». L’une des grandes erreurs, selon Kropotkine, qui en fait son cheval de bataille théorique et sociétaire, tient dans le fait que l’économie politique ne s’élève pas au-dessus de l’hypothèse que les choses nécessaires à la vie ne peuvent être produites qu’en quantités limitées et insuffisantes » ; il déplore alors que « presque toutes les théories socialistes acceptent également ce postulat » [13].

Pourtant, à partir d’exemples concrets puisés partout dans le monde, Kropotkine montre longuement dans son livre quels sont « les récents progrès de l’agriculture et de l’horticulture », applicables à peu près partout si la volonté et l’organisation sont là, c’est-à-dire une autre répartition et appropriation des terres, une autre conception et gestion du travail. Autrement dit, selon lui, « nous savons enfin que contrairement à la théorie du pontife de la science bourgeoise - Malthus -, l’homme accroît sa force de production bien plus rapidement qu’il ne se multiplie lui-même » [14].

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