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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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5 – L’immatérialité.
Article mis en ligne le 18 juillet 2021
dernière modification le 19 juillet 2021

Si l’on exclut de l’image traditionnelle de Dieu la fonction de Créateur, il devient impossible de prouver son existence via sa présence dans les choses de la création. Cela ne prouve pas pour autant son inexistence. En effet, notre privation sensorielle n’empêche pas une inexistence matérielle comme essence ou tout simplement comme immatérialité.

Berkeley (1685 – 1753)

En s’appuyant sur Berkeley (1685 – 1753), il est permis de penser que ce qui n’est pas perçu n’existe pas, mais il n’existe que des idées et de esprits, donc, être c’est percevoir et être perçu. Cela ne nie pas la réalité, mais l’imperfectibilité de l’expérience sensible conjointe à une « cause » qui n’est qu’une négation de toute détermination. Berkeley, rarement compris [1], affirme : « je ne cherche pas à transformer les choses en idées, mais plutôt les idées en choses [2] ». Le Révérend (il était évêque anglican) cherche au moyen d’un subjectivisme absolu et un nominalisme paradoxal à prouver l’existence de Dieu, car celui-ci est le seul moyen d’assurer la véracité de nos perceptions, en l’absence de réalité matérielle extérieure avec laquelle nos perceptions pourraient s’accorder.

Un arrêt sur image s’impose, car, présentement, nous entrons dans la part maudite et obscure de la conception de Dieu du monothéisme. D’abord, pour simplifier l’exposé, le rédacteur de ces lignes opte pour la synonymie entre incorporel et immatériel, au risque de choquer les puristes. Patience ! la confusion n’est pas fortuite.

L’animiste et certains polythéistes se pensaient entourés d’esprits et même se savaient composés d’esprits qui faisaient tourner la boutique corporelle [3] et cosmologique. Bref, restons modeste face à la mentalité primitive, car nous aussi baignons dans un monde bourré d’esprits que notre connaissance arrogante préfère appeler : incorporels ou immatériels – ondes, images mentales de souvenirs, de réminiscences, mais aussi le danger virtuel du vide, la brûlure par le feu, la distance, le monde derrière l’horizon. Qui a vu ses propres pensées ? Qui connais le vent du battement d’ailes d’un ange ? Qui n’a pas été à la chasse aux dahus ? Bref, l’invisible est très visible grâce à des représentations culturelles, cultuelles, mémorielles, hallucinogènes…

Déjà les stoïciens pensaient qu’ils y avait quatre incorporels : le temps, le lieu, le vide et l’exprimable (qui n’est donc pas encore exprimé). Les mêmes affirmaient aussi que « tout est corps ». Contradiction ? Que nenni ! Nos stoïques ne se dérobaient pas devant l’obstacle. Ils mirent au point un nouveau concept : le tout, le mélange, la fusion, le lien. Modernes, les Anciens ! L’Un-Tout devient la logique opératoire qui permet de joindre les deux bouts de la contradiction. Le Tout unit les parties multiples et forme l’Un. Pas question de postuler la séparation des spécialités à la mode d’Aristote. La logique permet de faire le lien. L’exprimable devient le pivot de la pensée, il crée une dynamique sans fin, comme l’horizon, il dévoile une partie de son incorporel à chaque pas du marcheur.

Donc le vide [4] appelle le plein, l’interaction avec le monde dans lequel règnent le limité et l’illimité, le fini et l’infini, le continu et le discontinu. Comme le silence fait la musique, le vide donne sens, il fait le lien entre les espaces, les corps éloignés. L’Un-Tout forme un corps extensible bien qu’enfermé dans sa plénitude. L’unicité du tout inaugure non seulement une physique dynamique, mais aussi une métaphysique promotrice d’une force cachée, d’une puissance obscure toujours prêtes à se manifester. Donc, Dieu serait le plein du vide ou le vide est aussi plein de Dieu, créateur même du vide comme respiration, comme stase de la pneuma.

Le judaïsme a toujours rejeté violemment la « corporéité de Dieu ». Maïmonide exprime le mieux la tension intrinsèque à la pensée juive. D’abord, cette conviction viscérale de croire que « l’Un n’est ni corps ni une force sans corps et qu’il n’est pas sujet aux changements d’états des corps comme le mouvement et le repos, ni en essence ni dans ses accidents » (Commentaire de la Mishna, Sanhedrin ,10). Il s’appuie sur la tradition forgée à partir de Deutéronome, IV, 15 : « Vous n’avez vu aucune forme ». Toutefois, le Texte étant écrit par des hommes pour les hommes [5] les descriptions ne sont que de pures métaphores, des sortes de bandes dessinées pédagogiques. L’intervention éventuelle de Dieu se fait toujours par un agent (ange, prophète…) nécessaire à la communication humaine : donc pas d’incarnation, mais un messager comme médiateur. D’ailleurs, l’incarnation serait une blague, une farce anthromorphiste, on sait que Dieu n’a pas le sens de l’humour, pas même d’humour juif si subtil et auto-dérisoire. Toutefois, les rabbins du Talmud se laissent aller à des dérives anthropomorphes, la vraie question n’est pas « Dieu a-t-il un corps ? », mais « quel genre de corps a-t-il ? », la subtilitude est toujours au rendez-vous. A travers Maïmonide, l’aristotélicien, l’hellénisme pénètre dans le judaïsme et en quelque sorte le sauve d’un isolement qui lui aurait été fatal, au moment où les conversions au judaïsme se tarissent.

On aurait tort de faire l’économie de ce bref détour dans l’immatériel, car au fil des sécularisations réussies, le concept sut se transformer au gré des pulsions et des nécessités historiques. Ce n’est pas pour rien qu’André Gorz intitula un de ses opus « L’immatériel : connaissance, valeur et capital » Galilée, 2003, 153 p. Affirmer que le capital (K pour le différencier des usages vernaculaires du terme) est le digne successeur du Créateur ne relève pas d’un simplisme borné. C’est simplement tenir compte des acquis et des mutations sur le long terme d’un concept de Dieu capable de se transformer, de s’auto-régénérer, se promouvoir sans cesse tout en gardant ses distances. Le retrait de Dieu s’applique aussi au K, cette main invisible puissante, toujours à l’œuvre à travers des agents (cf. l’histoire mouvementée de son émergence. L’apport essentiel de Marx et de quelques adeptes (rares) a été de décrire le passage de la valeur d’usage à la valeur d’échange via le processus de marchandisation et son extension visant la totalité du vivant, sorte de Création finaliste et non causale. La transformation est radicale : l’héritage devient procès, le prix engendre la valeur incorporelle et immatérielle, le labeur (artisanat) se transforme en travail de plus en plus professionnalisé, personnalisé, interchangeable dans lequel le découplage de la main et du cerveau opère une révolution, pour l’instant, irréversible.

D’abord industrialisme, le K transforme sa main-d’œuvre en consommateur. Le vieil opium du peuple désacralisé, la nouvelle jouvence de la consommation règne sans partage, l’esclave, le salarié deviennent des agents, des acteurs de leur aliénation (au sens le lien librement consenti). En quelques mots couvrant deux siècles de fumées et de sang, en fait, il s’agit du quatrième monothéisme dont nous vivons les dernières décennies.

Déjà, pointe la redoutable nouvelle sécularisation du cinquième monothéisme : celui du cyberK et du Big-Data (BD). Jamais l’incorporel et l’immatériel n’ont atteint ce degré de complexité, d’abstraction, de câblage. Après la conquête du territoire (expansion, colonialisme, marché, mondialisation), s’amorce la nouvelle phase de déterritorialisation via l’asservissement aux réseaux et à des tribus artificielles. La Covid apporte aux opportunistes du K l’arme indispensable à la fusion habitation / travail (5G et fibre optique comme lien à travers l’espace / temps et le vide). Le virtuel devient viral, là encore, l’immunité passe par la contamination, l’immunité est le résultat de l’incubation collective mondialisée.

Si le lecteur souhaite approfondir l’abîme sans fond du vide, qu’il pense à la boutade de certains professeurs de dessin malicieux qui demandent à leurs élèves de « dessiner la forme du vide ». Du côté de l’esthétique, la dématérialisation ou l’immatérialité de l’art contemporain, l’intemporalité du temps apportent un éclairage intéressant. Évidemment, le cyberArt et le cyberEspace rejoignent le combat du cyberK dans la lutte pour la domination de l’espace/temps. Nous sommes entrés dans le multivers, l’univers à n dimensions. Je conseille la lecture d’Anne Cauquelin Fréquenter les incorporels, contribution à une théorie de l’art contemporain, PUF, 2006, 147 p.

A la suite du travail en cours, une longue enquête sur ces thèmes suivra.

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