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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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6 – Petite métaphysique d’un lecteur provincial...
Non pascalien, évidemment. ]] : Dieu, être, nature.
Article mis en ligne le 18 juillet 2021

La métaphysique naissante se pose d’emblée la question d’« un premier principe inconditionné, d’un absolu qui excède la rationalité propre à l’ordre du conditionné ; par ce dépassement s’ouvre à elle la possibilité de la rencontre avec celui qui es au-delà de les tous les noms finis et que la tradition philosophique elle-même a appelé, dès son origine grecque ho théos « Dieu ».(Dict. de Théologie Puf p.401-6) »

. Se confirme, ici, la connivence méditerranéenne, malgré des approches radicalement différentes. Nous l’avons vu les deux horizons intellectuels fusionneront, à divers degrés, depuis Philon d’Alexandrie. Dieu est bien un syndrome géolocalisé et temporellement défini. Double impasse : le logos (le rationnel) peut-il aborder ce qui échappe au réel et à l’historicité ? de l’autre bord, Dieu n’est connu et connaissable uniquement parce qu’il le souhaite par le biais de la révélation.

Tension permanente dans la sainte-famille monothéiste qui oscille entre un athéisme épistémologique (on ne peut rien dire ni voir de l’absolu extrasensoriel) et un théisme rationnel rompant avec la mythologie et le polythéisme au nom de la nécessité d’une transcendance absolu comme clé de voûte systémique du monde. Dieu embarrasse, le divin [1] vient au secours de l’abstraction comme Idées des Idées. Une façon habile d’éviter le piège anthromorphiste qui rôde comme un prédateur avide de simplicités et de réductionnisme imaginatif.

La naissance de la métaphysique (Grèce) et l’idée du retrait de Dieu (judaïsme) s’appuient tous les deux sur la notion de séparation entre le monde des Idées ou du divin et le monde d’en-bas. La transcendance marque la sortie de la naturalité animiste et de la personnification des divinités multiples et variées (polythéisme). Dieu est le transcendant, le radicalement différent. Aristote critique le monde des Idées, il introduit la possibilité d’ « une théologie comme science autonome constituée par son objet propre » n’ayant plus de rapport avec l’« idéo-logie ». « L’immanence de l’intelligible consacre la transcendance de l’intelligence : c’est le véritable acte de naissance de Dieu » dans la philosophie. Cet étant externe est donc à l’égard de tout étant le « principe premier » (Aristote La métaphysique K, 7, 1064 b 1). Cet étant particulier prend la stature (le Commandeur, le Créateur…) de l’Être, cause première de tout étant et de sa fin. Pour « Platon et Aristote, parler de Dieu, c’est parler de la science du divin qui est aussi la science divine, la philosophie ». Le lecteur aura compris que seuls les philosophes peuvent discourir sur un tel sujet [2].

Mais l’ombre porteuse de l’anthropomorphisme reste présente dans la pensée grecque dans laquelle « la supériorité, la transcendance même du divin n’implique pas une incommensurabilité de l’homme et de Dieu ; le divin est pensé comme une possibilité extrême de l’homme…Dieu ne devient, paradoxalement, radicalement autre que dans la proximité la plus grande avec l’homme ». Penser Dieu, c’est toujours une forme de dualisme, souvent évoqué. Le divin en s’opposant à la finitude humaine entre en interférence, en résonance [3] avec son complément indispensable. Le judaïsme antique trouva dans la pensée grecque un concurrent sérieux. Philon d’Alexandrie amorça le rapprochement en proposant une sorte de parité entre le Logos et Dieu. Dans ce contexte le christianisme avec la figure divine se faisant homme est une folie, une pure hérésie conceptuelle. Les premiers penseurs chrétiens s’empresseront de colmater la faille en faisant de Dieu un infini qu’aucun entendement humain ne peut comprendre et le rapport entre les deux termes devient celui du Créateur et de la créature. Platon et Aristote menant à une impasse, le recours à Plotin (et ses affides Proclus, Porphyre) résout la délicate question. Le plotinisme s’appuie sur une dissociation fondamentale et radicale ente l’Un primordial et l’ordre aristotélicien de l’intelligence. Cette conjonction entre la révélation monothéiste et la mystique philosophique donne à la transcendance une radicalité nouvelle à l’origine de la pensée occidentale comme fusion quasi atomique entre deux traditions incompatibles à première vue. Dieu devient l’Un, l’Unique [4], nom que l’on ne peut attribuer à aucune autre divinité religieuse (cf. l’indicibilité).

Cerise sur le loukoum, la philosophie, en mal d’originalité, se contorsionne, depuis toujours, afin d’entrer en concurrence avec le théisme débridé et impérialiste de l’époque. Sans révélation comment discourir sur le suprasensible et la puissance croissante de l’abstraction (idées, nombres, lois physique…) ? Si Dieu n’est pas connaissable en soi, qu’en est-il de la connaissance ? De toute évidence, chaque chose existe. Leur réalité admise, leur condition d’étant ne fait aucun doute. L’ontologie (la science des étants pour faire simple) va de paire avec le méta-physique. La redoutable question de l’être se pose. D’autant que la tradition monothéiste (juive en l’occurrence) affirme dans Ex 3, 14 : « Je suis l’étant » ce que certains traduisirent par « Je serai qui je serai » [5], d’autres par :« Je suis celui qui je suis ». Dieu ne pouvant être un étant, ni même la totalité des étants, il est donc nécessairement l’Être. Le piège grammatical et sémiologique se referme, les dés sont pipés dès le départ. Nous avons largement évoqué la tautologie comme preuve dans les chapitres précédents. Ce n’est pas le lieu de dérouler la longue chaîne des développements théologiques (se reporter au Dict. de théologie aux entrées Dieu et Être (p.503-516 sous la plume de J-Y Lacoste le maître-d’œuvre de ce dictionnaire). La dérive conceptuelle de Dieu à Être est un en-chaînement (une mise en chaîne) dont le joug pèsera à tout jamais sur la pensée occidentale s’aggravant de sécularisation en sécularisation [6].

La nature n’appartient pas à la culture hébraïque. Chaque chose organique ou non possède sa « nature » propre selon son espèce, son genre, sa détermination. Il faut attendre le début du christianisme pour que la nature de Dieu fasse l’objet d’une attention soutenue. Partant de ce constat de neutralité :« La nature n’est rien d’autre que ce que l’on pense être une chose dans son genre » (Saint Augustin), le Christ et la Trinité posent d’énormes difficultés au monothéisme hérité du judaïsme, lui-même fruit d’une longue maturation. Contorsions, convulsions, schismes, guerres fratricides se multiplièrent (cf. l’article Nature du Dict. de Théologie p. 946). Osons l’affirmation, le christianisme est la somme de ses déviances, de ses hérésies. Anathèmes et sang en sont les stigmates permanents. Pensons aussi aux conséquences sécularisées de cet état d’esprit consubstantiel au monothéisme militant et expansionniste.

Impossible d’aborder la question de Dieu sans aborder a minima Spinoza (1632 - 1677), l’ovni philosophique, excommunié, adulé par certains, polisseur de verres correctifs, dont la simple évocation du nom hérisse encore les barbus de certaines contrées et des milieux ultra. Spinoza s’appuie sur un rationalisme radical, il « affirme la totale intelligibilité pour l’homme de l’essence de Dieu et des choses » (Guéroult Spinoza T. 1, Dieu p.12, Aubier, 1968). Il s’oppose au rationalisme bridé de Descartes et déclare, haut et fort, que le vrai rationalisme impose la totale intelligibilité de Dieu et des choses. Question de méthode : Dieu et l’homme connaissent la nature des choses telle qu’elle est en soi, l’entendement du Créateur et celui de la créature humaine sont de nature identique – à l’image de Dieu pris au pied de la lettre – d’ailleurs Spinoza prône une lecture strictement littérale de l’Écriture d’où sa charge virulente contre une certaine forme de judaïsme exprimée dans son Traité théologico-politique, devenu l’indispensable TTP. Il pousse le bouchon sans vergogne : « la substance est indivisible ; la nature du tout s’investit entièrement dans la partie ; la cause et l’effet, commensurables en un sens, ne le sont pas en un autre ; la partie est de toute façon commensurable au tout ; la connaissance vraie…procède du tout aux parties, elle (la connaissance) est déduction génétique, intuitive… ; la géométrie [7] génétique est le modèle de toute connaissance vraie donc de toute métaphysique vraie ». Spinoza fait de la commensurabilité (calculabilité) et de la géométrie les instruments nécessaires et indispensables de la connaissance.

Avec Spinoza, on peut parler de déification de la nature : Nature = Substance = Dieu, et à la fois de naturalisation de Dieu : « Dieu est Nature ». L’homme est aussi naturalisé, donc Dieu  Homme ce qui permet d’échapper à l’anthropomorphisme, de nier la différence de nature entre Dieu et l’homme. Chez Spinoza Dieu n’est plus transcendance, mais immanence. On comprend l’émoi des kipas et des mitres. « Dieu, l’entendement de Dieu et les choses comprises par lui sont une seule et même chose » Éthique, II, prop. 6, scolie.). Par ailleurs, Spinoza loue les mathématiques qui « ont fait luire devant les hommes une autre forme de vérité ».

Ne nous laissons pas berner par un spinozisme facile de grande surface du prêt-à-penser. Spinoza perçoit l’impasse du judaïsme et du christianisme, son talent de polisseur d’optique lui permet de voir ce que les malvoyants de sa paroisse (le monothéisme) laisse dans le trou noir de la rétine. Il remédie au glaucome par l’intronisation de la Transcendance dans l’Immanence. Ce faisant, il ré-ensème le Monde désenchanté [8]. Spinoza l’Enchanteur de la modernité, le chantre de la sécularisation absolue du divin. Il ouvre des horizons insoupçonnés.

Autre pilier de la métaphysique triomphante Emmanuel Kant [9] (1724 - 1804), le randonneur de Königsberg [10] et premier des philosophes professionnels et universitaires. L’énorme machine-machination de la pensée occidentale prend alors son élan triomphal vers la bureaucratie d’état après la bureaucratie céleste (occidentale : l’Église ou chinoise : le mandarinat).

En guise de mise-en-bouche quelques mots sur la conception kantienne de Dieu [11]. Chez Kant, Dieu est une « idée » (relent de platonisme), l’ « idéal de la raison » (encore un méfait du logos). Comme objet d’idée, il est inconnaissable. Il n’est pas un principe servant à expliquer les phénomènes, c’est un concept régulateur, fonctionnel, qui introduit dans l’expérience une unité suprême. Le comme si sert de substitut à la preuve. Dieu est comme si il existait pour de vrai (argument bien connu des cours de récréation : « on fait comme si tu étais mort, ou gendarme ou cow-boy). Le comme si introduit une analogie moyennant un anthropomorphisme symbolique qui permet de penser Dieu comme un être de raison et de volonté. Dieu est un postulat de la raison pratico-éthique, donc un objet de foi. Après des arguments « savants », retour à la case départ de l’incontournable foi. L’idée de Dieu sert à valider l’éthique, à parler du Beau, de la Justice, du Droit, de patati et de patata, donc à ramener les contenus de pensée à un point d’unité intangible et validant. Il faudra des centaines de pages à Kant pour peaufiner ses concepts critiques et novateurs, souvent médits, toujours copiés. Kant, issu d’un milieu, piétiste et formé dans un Collegium de la même obédience, reste un chrétien convaincu, un théologien sous les oripeaux d’un philosophe rationaliste, puissant analyste et critique des mécanismes du raisonnement et du jugement, touche-à-tout et donc LE métaphysicien fondateur de la pensée totalisante comme système inclusif. Toutes les tentatives de dépassement du kantisme (Hegel, Marx…) se ramènent à un recyclage indigeste et refoulé de l’œuvre du maître de Königsberg.