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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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1/6 Langage et développement de l’humanité
Langues naturelles et artificielles 
Article mis en ligne le 26 novembre 2022
dernière modification le 6 juin 2023

Actuellement, on lie l’apparition de l’organisation de la vie sociale à l’homme de Néandertal, 300.000 ans avant notre ère.

L’humanité est inconcevable sans langage. La chasse, la préparation des outils et des armes, les peintures rupestres, etc..., sont inséparables de la communication orale. Aucun document fiable ne peut, évidemment, démontrer et dater l’usage du langage. A l’inverse, il est impossible de nier son existence.

Parallèlement, si on se réfère aux peuplements d’origine très lointaine qui existent activement encore autour du pôle nord, en Amérique, en Afrique et en Australie, etc., on constate la présence de milliers de langues. La question de l’origine de cette situation est fortement influencée par les religions et la croyance en une seule langue sur la terre transmise par une divinité. Elle se serait différenciée dans les différents groupes humains. Cette hypothèse s’est appuyée sur « l’indo-européen » comme berceau unique.

Elle est laissée de côté par l’évidence de groupe de langue présentant des « traits similaires » : langues latines, slaves, germaniques, etc...

Quelle est la définition d’une langue et de traits similaires. ?

Prenons la phrase : « je pense qu’elle veut manger du pain. » En bulgare, on dit (écrit en caractères latins à la française et non slaves, tout comme la phrase suivante) « Mislia tché tia jelaé da iadé khliap. » et en italien « Penso que ela vouolé mangiaré pané. »

Il est évident que la première phrase n’a aucun rapport avec le français : l’incompréhension est totale. La seconde permet de voir que « pense-penso ; manger-mangiare ; pain-pane » offre trois traits similaires.

Ces trois phrases caractérisent trois langues et deux familles linguistiques.

Cependant, chaque langue actuelle a été codifiée sur le plan de la prononciation, du vocabulaire et de la grammaire, mais très souvent avec des préjugés classistes et politiques. Deux exemples : l’affirmation française actuelle « oui » était au XVIIIe siècle « oui » pour les gens du peuple ; « oué » pour les aristocrates ; la révolution française imposa le « oui ». Deuxième exemple, en croate et en bulgare le mot « train » se dit « vlak », les grammairiens serbes ont imposé « voz » (comme dans de nombreux autres cas) pour éviter une future unification culturelle.

Naturellement, les prononciations et les formes dites « mauvaises » sont qualifiées de dialectes ou patois, jargon, etc..., par rapport à la langue codifiée…

Une langue unique n’existe pas dans de nombreuses régions où des peuples utilisent dans leur famille au moins deux langues (dans le bassin du Niger la langue du père est souvent différente de celle de la mère), et la création poétique peut se faire en une langue de la même famille, mais très différente de la langue parlée (langues d’origine iranienne en Afghanistan, et au Tadjikistan).

Il existe aussi des langues limitées aux échanges économiques entre peuples aux langues différentes, la « lingua franca ».

Un autre aspect des langues mêle l’aspect linguistique et la valeur culturelle : on pensait au XIXe siècle que le basque, le yiddish, l’hébreu, l’iroquois, etc., étaient inadaptés pour étudier la philosophie, la géométrie, etc... C’est une confusion entre un vocabulaire spécifique et une langue qui ne le possède pas encore.

De plus, on constate aujourd’hui deux phénomènes plus politiques et nationalistes que linguistiques et qui répondent à la volonté d’une minorité sûre d’incarner la pensée de son ethnie.

La langue basque était jusqu’à la fin du XIX siècle parlée par les prolétaires des villes, dans les campagnes et par les curés. Le basque a été « rajeuni » en parallèle à des mouvements politiques allant de la préservation d’une « race basque » à un régime socialiste. Il est actuellement reconnu et utilisé dans l’administration par une partie des Basques de nationalité espagnole.

La même évolution apparaît pour l’hébreu, langue écrite à caractère religieux durant deux millénaires. C’était donc une langue « naturelle » séparée de la réalité depuis des siècles. Mais à la fin du XIXe, des politiciens et des linguistes s’efforcèrent de redonner vie à l’hébreu. Ce mouvement accompagna l’idée de Theodor Herzl de fonder un État juif d’abord en Afrique du Sud ou en Argentine, avec l’allemand, l’anglais ou le français comme langue principale. Ensuite Herzl évolua pour s’inscrire dans le projet d’autres intellectuels juifs : le sionisme, c’est-à-dire le « retour » à Sion, en Palestine, où il ne restait qu’une petite communauté juive bien acceptée par ses voisins arabes.

Revendiquer un retour sur un territoire après 2.000 ans reviendrait à recréer maintenant une zone musulmane dans la moitié de l’Espagne et dans tout le Portugal ou bien redessiner l’Italie de Gibraltar à Istamboul et de là jusqu’à Tanger, sans oublier une bonne partie de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne.

Cette utopie religieuse, géographique et linguistique s’est réalisée entre 1900 et 1948 dans un mélange d’idéalisme sincère, religieux, socialiste et d’épisodes maffieux. Par exemple, l’assassinat à Jérusalem, en 1924, de Jacob Israël de Haan, partisan d’un mouvement politique et syndical arabe et juif contre l’occupation anglaise, sur ordre du groupe militaire sioniste Haganah. Dernier exemple, l’appui constant des grandes puissances occidentales au projet sioniste afin de créer une tête de pont non musulmane en Palestine.

La conséquence est que les langues considérées comme naturelles peuvent être sujettes à de fortes pressions non linguistiques. Leur essor et leur effacement sont souvent conditionnés par des invasions.
On peut remarquer que, entre 1921-1925, l’URSS s’est efforcée de différencier le plus possible du turc les langues des ethnies azérie, turkmènes, ouzbek, kazakh, etc... ; Une façon d’affaiblir la propagande turque contre l’URSS.

En 1941, la Slovénie, région de la Serbie, est divisée entre l’Allemagne, la Hongrie et l’Italie. Ces trois pays visaient à la disparition de la culture slovène. Si les fonctionnaires hongrois et italiens procédèrent par paliers, leurs collègues allemands imposèrent d’emblée leur langue et l’organisation nazie.

Le cas de l’Alsace-Lorraine est très semblable, surtout pour l’Alsace. A quatre reprises, 1870, 1918, 1940 et 1945, les administrations allemandes ou françaises imposent leurs normes du jour au lendemain, en tenant rarement compte de la réalité précédente.

Les intérêts politiques n’accentuent pas forcément des différenciations linguistiques. Les pays scandinaves, Danemark, Norvège et Suède, ont inclus depuis les années 1960 une initiation dans chacun de ses pays à la compréhension orale des deux langues de ses voisins.

On constate deux courants opposés dans les Balkans. Le croate et le serbe étaient considérés comme proches linguistiquement dans la Yougoslavie de Tito, puis après 1992 des courants nationalistes ont insisté sur leurs différences (peu nombreuses). Actuellement, un certain retour à la proximité est visible depuis l’an 2000.

De même, le bulgare et le macédonien étaient pratiquement la même langue au début du XXe siècle. Il y a eu une accentuation des différences avec une nouvelle grammaire et l’introduction de mots serbes dans le style littéraire, qui présentent maintenant quelques obstacles à la compréhension.
Enfin, la tentative des années 1980-1990 de considérer la langue valencienne comme différente du catalan a perdu presque totalement sa vigueur vu l’inconsistance linguistique qu’elle suppose.

Ces différents facteurs nuancent profondément l’idée d’une langue « naturelle » dans chaque pays. De plus, la Belgique, le Canada, la Finlande et la Suisse sont des pays bilingues (voire trilingues) depuis quelques siècles. Par voie de conséquence, l’unité linguistique n’est pas une nécessité pour former un pays.

Si on considère la langue comme naturelle, la compréhension entre les êtres humains sur un même territoire, entre les classes sociales, devrait être également « naturelle ». Et la réalité montre depuis des siècles que les différences sociales persistent, quelque soit la pureté de l’élocution. Parler français avec un accent sénégalais, canadien ou genevois peut creuser la ségrégation. Pour le castillan également, cet obstacle est flagrant ; les Latino-américains pauvres en Espagne sont peu appréciés , les Espagnols riches en Argentine, encore moins.

Les guerres civiles et les répressions politiques internes démontrent quotidiennement que parler la même langue est bien moins important qu’être disposé à échanger avec autrui. Les guerres de religion, croisades des chrétiens contre les musulmans, catholiques contre protestants, catholiques ou musulmans contre juifs, chrétiens et musulmans contre des ethnies africaines, bien souvent entre individus de même langue, toutes ces guerres obéissent à des motifs qui dépassent les langues.

La langue est un outil « neutre », comme une pelle, une fourchette, on peut s’en servir pour construire et se nourrir ou assommer et percer la peau. Mais la langue qui accompagne la volonté de dialoguer pour comprendre, résoudre, réparer et avancer ensemble, devient essentielle. Et si chacun parle dans sa langue et qu’elles sont trop différentes pour que la compréhension soit aisée, on aboutit rapidement à réduire le dialogue à quelques personnes qui savent une langue commune et qui alors ont des échanges que pratiquement personne ne peut surveiller.

Le latin, l’arabe ou le français ont pu, jadis, jouer un rôle dans la diplomatie. Mais ces trois langues supposaient une formation liée à une même classe sociale aisée ayant forcément des liens avec des armées ou des institutions financières puissantes.

C’est pour acquérir les moyens de communiquer facilement, profondément que la nécessité est apparue d’une langue artificielle dans le sens où elle est logique, et n’admet pas d’exceptions qui sont autant d’obstacle à une assimilation rapide et efficace.

— Langues naturelles et artificielles 

Depuis des siècles, de nombreuses personnes ont regretté qu’il n’existe pas une langue que chacun pourrait apprendre aisément afin de se comprendre et échanger sans traducteur. C’est l’espoir de faire un même outil pour tous les peuples.
Par exemple, René Descartes écrivait à un correspondant (Mersenne, 20 novembre 1629) qu’il fallait faire :
« une langue, où il n’y ait qu’une façon de conjuguer, de décliner et de construire les mots, qu’il n’y en ait point de défectifs [exceptions] ni irréguliers, qui sont toutes choses venues de la corruption de l’usage, et même que […le sens] des noms ou des verbes […] se fassent par affixes [forme ajoutée pour donner un sens différent].
« faire une nouvelle [grammaire] qui se puisse apprendre en cinq ou six heures […] »
« [L’objectif est que] par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la vérité des choses, que ne [le] font maintenant les philosophes. Mais n’espérez pas de la voir jamais en usage ; cela présuppose de grands changements en l’ordre des choses [= en politique], et il faudrait que tout le monde ne fût qu’un paradis terrestre, ce qui n’est bon à proposer que dans le pays des romans. »
Des dizaines et des dizaines d’auteurs ont repris ce schéma sans trouver d’adeptes. En 1879-1880, un prêtre catholique allemand, Johann Martin Schleyer créa le volapuk qui connut un grand succès mais échoua une dizaine d’années plus tard.
Deux remarques sont essentielles. La première, positive, est l’incroyable rayonnement de cette langue qui démontrait l’intérêt et la réceptivité de dizaines et de centaines de milliers de personnes. La deuxième, négative, est que le volapuk gardait de nombreux temps et cas grammaticaux et que son créateur interdisait des critiques linguistiques.

— Apparition de l’espéranto et sa spécificité