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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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5/6 Espéranto et pays ayant un parti unique ou une pensée unique
Article mis en ligne le 26 novembre 2022
dernière modification le 6 juin 2023

Quelle expérience de l’espéranto chez les marxistes ?

Les marxistes léninistes ont logiquement négligé l’usage d’une langue artificielle puisque le comité central transmet les orientations à suivre. D’un point de vue pratique, les comités centraux de chaque parti (ou groupes marxistes) situés dans différents pays auraient pu utiliser une langue artificielle pour communiquer plus aisément. Ils ne l’ont jamais fait.

Peut-être la raison vient-elle de la vision de Vladimir Ilitch Oulianov, alias Lénine : « Tout cela ce n’est que l’a b c. Tout cela est simple et clair. Pourquoi a-t-on besoin d’y substituer je ne sais quel charabia, je ne sais quel nouveau volapuk ? » Il est évident que dans cette phrase tirée du livre de 1920, La Maladie infantile du communisme (chapitre 5), l’allusion à une langue artificielle comme le volapuk équivaut à « incompréhensible ».

Pourtant et précisément à Moscou en 1920, pendant le IIe Congrès de l’internationale communiste (Komintern) par le délégué anarcho-syndicaliste espagnol Ángel Pestaña avait demandé que l’espéranto soit adopté dans le futur pour accélérer et améliorer la communication. Non seulement l’URSS n’a jamais employé de langue internationale, mais dans le pays même, l’espéranto et l’Ido ont été en compétition.

La raison semble être qu’un linguiste soviétique publiait en Ido (Nikolaï Vladimirovitch Youshmanov, 1896-1946, grand arabiste soviétique) dans l’unique revue idiste où il fit paraître un article sur Lénine (1922) et une brochure en russe (1924). Youshmanov était aussi membre de l’académie idiste. En 1926, il y avait 677 idistes en URSS (http://historio.ru/seusat.php, rapport secret pour le Guépéou – Département politique de l’État - signé par Aboline [Ans Kristapovitch Aboline, 1891-1938, fusillé]).

A la différence de l’Ido, l’espéranto fut stimulé en URSS par le parti communiste, d’abord dans l’armée par décision de Trotski, puis dans les postes et télécommunications avec des émissions de radio vers l’étranger. La propagande soviétique s’efforça de noyauter l’organisation SAT et de la saboter parce qu’elle ne se soumettait pas à l’URSS.

« Lors de son congrès à Amsterdam en 1931, SAT réaffirma son répétitif refus d’allégence au Komintern ; Se produit alors une grande scission politique organisé par le mouvement communiste soviétique qui va créer IPE L’Internationale des prolétaires espérantistes et continuer l’édition récente de Internaciisto L’Internationaliste. La publication anarchiste Libera laboristo Le travailleur libre sera tout comme la presse de SAT interdite en URSS. IPE disparaîtra après quelques années ». (Ref : Une langue pour tous : l’Espéranto).

Le succès de l’espérantisme soviétique avait dépassé les limites de tolérance des services de la propagande car des milliers de lettres étaient échangées directement entre les espérantistes étrangers et soviétiques. Entre 1930 et 1932, il y eut 1.457 lettres et périodiques reçus de l’étranger et 1.289 envoyés14. Bien entendu, cette correspondance en espéranto (comme en toute langue jusqu’à l’écroulement par pourriture interne de l’URSS en décembre 1991) était lue par les employés de la censure, y compris les revues et bulletins en espéranto venant de l’étranger et abordant librement tous les sujets.

Cet aspect inquiétant pour les léninistes fut renforcé par les campagnes contre la propagande prétendument extrêmement dangereuse venant de l’étranger et contre les antifascistes étrangers accueillis en URSS, dont certains étaient accusés d’être des espions nazis (en particulier les moniteurs de ski autrichiens).

La « juste politique du comité central » (toutes ses mesures sont justes sur le moment) démasqua des espions soudoyés par les ennemis de l’URSS au sein des organisations espérantistes :« environ 300 agents de l’organisation d’espionnage terroriste SAT » furent découverts parmi 5.286 espérantistes enregistrés comme proches des idées de cette organisation, donc 5.5 % d’ « éléments socialement dangereux »15. Le chiffre global des espérantistes soviétiques était d’environ 3000. Les idistes toujours aussi « nombreux » ne furent guère inquiétés par « les justes mesures de la police du peuple soviétique ».

Par contre, tous les membres du comité central de l’organisation espérantiste soviétique (presque tous des marxistes léninistes sincères) furent arrêtés, accusés d’être membres de groupes terroristes antisoviétiques (souvent de SAT), ce qu’ils reconnurent (un vain espoir de pardon). 28 furent fusillés et 26 condamnés à des peines allant d’un an à dix ans de prison en Sibérie. Dans le cas du président du syndicat, son épouse fut fusillée car elle ne l’avait pas dénoncé, son jeune frère aussi, mais pas ses frères aînés (le socialisme scientifique atteint des niveaux élevés que les profanes ignorent).

Les espérantistes furent invités oralement en 1939-1940 à cesser toute activité. Celle-ci reprit illégalement à la fin des années 1960 et finit par être reconnue, mais resta dans des limites de critiques minimales et de servilité compréhensible vis-à-vis du régime étatique autoritaire.

Un autre penseur marxiste, Antonio Gramsci avait une vision tranchée : « La langue artificielle internationale est une absurdité scientifiquement [parlant]. Les langues sont des organismes très complexes et nuancés, qui ne peuvent être suscités artificiellement […] » Cette affirmation du 24 janvier 1918 fut aussitôt contestée par des « espérantistes socialistes » du même bord que Gramsci et l’un écrivit quelques jours plus tard qu’en enseignant l’espéranto « nous travaillons pour le socialisme. » En 1935, Gramsci faisait encore allusion aux « partisans fanatiques langues internationales ». Il ignorait donc les efforts des sionistes que nous avons évoqués, signe inquiétant chez un partisan du socialisme dit scientifique !

Dans l’Italie de Gramsci, sous domination fasciste, l’espéranto fut accepté car une forte majorité des espérantistes étaient aussi nationaliste. Tellement qu’en 1935 le congrès de l’association espérantiste se déroula à Rome. Un programme radiophonique hebdomadaire en espéranto a existé entre 1935 et 1942, accompagné d’une luxueuse revue. Mais à partir de 1938, Mussolini fit adopter des lois antisémites copiées sur celles de l’Allemagne nazie et l’espéranto devint de plus en plus suspect, bien que des espérantistes soient des sympathisants du régime.

En Allemagne, Hitler, en 1925 dans Mein kampf , réduit l’espéranto à une langue juive, puisque son créateur était juif, pourtant il y eut des espérantistes national-socialistes actifs. Mais leurs organisations furent dissoutes en 1936.