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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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4/6 Espéranto et anarchisme
Article mis en ligne le 26 novembre 2022
dernière modification le 6 juin 2023

Le Congrès anarchiste international d’Amsterdam de 1907 avait prévu de poser le problème de « L’Espéranto » et, peu avant le Congrès, une brochure avait été publiée.

Elle présentait le rôle que devrait avoir une langue internationale pour les anarchistes.

« […] si en un mot tous les moyens de communications rapides que possède actuellement l’humanité ont réduit en des proportions fantastiques les distances matérielles, les distances intellectuelles et morales les plus terribles existent toujours. Ce fait regrettable a plusieurs causes, au nombre desquelles il faut noter la multiplicité et les difficultés des langues vivantes. […]

Nous en concluons qu’il est nécessaire d’adopter un idiome auxiliaire commun pour accélérer le rapprochement naturel qui, petit à petit, s’opère entre tous les humains.

La seconde raison qui nous impose à nous, anarchistes, l’adoption et par conséquent l’étude de cette langue est plutôt une question de tactique, un moyen de combat. Les difficultés de la discussion au sein même de cette assemblée constituent pour notre thèse un argument indiscutable. Que de temps précieux perdu en traductions, que de discours fatalement trop résumés et d’idées fatalement mal rendues en passant d’une langue dans une autre. Que de camarades y deviendraient amis et qui devront se quitter sans avoir pu se parler. […]

Dans un autre ordre d’idées, que de facilités pour nos militants dans leur travail de documentation.

Aujourd’hui la plupart ne savent ce qui se passe outre frontière que par l’information le plus souvent mensongère de la presse quotidienne qui, chacun le sait, est à la solde des capitalistes, des gouvernants, des arrivistes de toutes sortes.

L’usage d’une langue internationale permettrait aux militants de se documenter mutuellement dans des revues spéciales sur toutes les branches de l’activité révolutionnaire dans le monde entier.9 »

Visiblement, peu de délégués avaient compris l’intérêt d’une langue artificielle puisqu’il y eut une forte opposition. Voici l’extrait du compte-rendu officiel sur ce point.

« On aborde enfin la question dernière, l’espéranto. Le camarade Chapelier10 a apporté sur cette question un volumineux rapport, mais il se borne à demander l’adoption de la résolution suivante qu’ont signée avec lui Malatesta et Rogdaëff11 :
« Le Congrès communiste-anarchiste international d’Amsterdam, considérant :
1- Que la multiplicité des langues constitue des frontières intellectuelles et morales et par suite une entrave à la propagation des idées révolutionnaires ;
2- qu’au cours même de ses débats, il a été constaté que les difficultés et les inexactitudes fatales de traduction nous ont fait perdre au moins les trois quarts de notre temps ;
3- que l’emploi d’une langue commune faciliterait l’échange des communications de l’INTERNATIONALE LIBERTAIRE ;
4- qu’aucune langue vivante ne réunit les conditions nécessaires de neutralité, de facilité et de souplesse ;
5- que de toutes les langues artificielles, l’Espéranto est la seule qui soit sérieusement employée et qui semble être appelée au succès ;

émet le vœu que tous les anarchistes ou tout au moins les militants étudient l’Espéranto et que dans un avenir prochain nos congrès internationaux puissent se faire en langue internationale. »

Amédée Dunois, soutenu par Henri Fuss, se déclare hostile à cette résolution. « Nous ne sommes qualifiés, ni les uns ni les autres, dit-il, pour juger de la valeur de l’Espéranto. Nous ne sommes point des linguistes. » - Et il propose que le congrès se borne à conseiller à tous les camarades l’étude et la pratique d’au moins une langue vivante.

E. Chapelier - S’il en est ainsi, je demande que le Congrès entende la lecture de mon rapport où j’ai réuni tous les arguments qui militent en faveur de l’Espéranto. Ces arguments n’ont rien d’inaccessible et peuvent être compris par tout le monde. Les nombreux groupes d’espérantistes qui m’ont délégué ici ne comprendraient pas qu’un Congrès anarchiste, dont tous les membres se disent internationalistes, se refusât à m’entendre.

E. Malatesta- Cependant on ne peut demander au Congrès de voter une motion qui n’a pas été préalablement discutée et sur laquelle tous ne sont pas d’accord. Or le temps manque et je crois qu’il serait préférable de voter une résolution se bornant à recommander aux camarades d’étudier le problème d’une langue internationale.

Et l’on met aux voix l’ordre du jour suivant qui est adopté sans difficulté :
Le Congrès, tout en reconnaissant l’utilité d’un mode international de communication, se déclare incompétent pour juger de la langue internationale proposée (Espéranto).

Le Congrès émet le vœu que les camarades pouvant s’en occuper étudient le problème d’une langue internationale.

La camarade Emma Goldman, présidente, déclare alors que l’ordre du jour est épuisé et que le Congrès a terminé ses travaux. Et elle invite le vaillant doyen Errico Malatesta à prononcer quelques paroles de clôture. »

Malatesta fit une courte conclusion, non sans rappeler :

« Malgré l’insuffisance de préparation matérielle, imputable à notre seule pauvreté, malgré la difficulté qu’il y avait à s’entendre entre délégués de langue et d’origine différentes, ce premier Congrès a admirablement réussi. Il n’a pas seulement ruiné de fond en comble les espérances perfides de tout ses adversaires ; je puis dire qu’il a dépassé les plus optimistes espérances de ses partisans.12 »
Malatesta résuma ainsi cet épisode du congrès :

« Enfin, il y avait la question de l’espéranto, chère au camarade Chapelier. Le congrès, après une discussion, nécessairement brève et superficielle, recommanda aux camarades d’étudier la question d’une langue internationale, mais se refusa à se prononcer sur les mérites de l’espéranto. Et moi, qui suis un espérantiste convaincu, je dois convenir que le congrès eut raison : il ne pouvait pas délibérer sur une chose qu’il ne connaissait pas13. »

Aujourd’hui, et sans doute à l’époque, on constate que si les délégués n’avaient pas préparé toutes questions présentées c’est qu’ils ne se sentaient pas concernés par la question. Pourquoi ? Peut-être parce que dans la tête de la majorité des délégués les langues des pays capitalistes dominants devaient servir dans les rapports entre anarchistes. Donc, le français et l’allemand.

Cette interprétation permet de comprendre pourquoi les délégués admirèrent « l’utilité d’un mode international de communication » et décidèrent d’étudier « le problème d’une langue internationale ». Ils n’avaient donc pas de notions véritables de l’internationalisme.

Il est logique que Malatesta n’ait pas voulu le souligner vertement pour éviter un scandale.
Il était positif de montrer la justesse des arguments en faveur d’une langue internationale et de l’espéranto, la plus simple et la plus efficace. A l’opposé, il était stupide de s’opposer à l’espéranto en proposant de faire un « examen technique » de la facilité de l’espéranto, en se basant sur l’argument « Nous ne sommes point des linguistes. »

On aurait pu reprendre le même argument dans tous les domaines militants.

Fallait-il participer au mouvement ouvrier en étant dans des syndicats ou dans des groupes anarchistes ? Créons une commission car nous ne sommes pas tous ouvriers !

La propagande anarchiste devait-elle se faire plutôt par des orateurs ou par le biais de tracts ? Créons une commission car nous ne sommes pas des psychologues !

De plus, la solution suggérée était absurde : « conseiller à tous les camarades l’étude et la pratique d’au moins une langue vivante. »

Cet argument justifie la barrière culturelle entre les camarades. Ceux qui ont le temps et les moyens financiers doivent au moins apprendre une langue vivante, donc aussi irrégulière que leur langue maternelle (ou culturelle). Les autres seront forcément dépendants de ce que les militants « linguistes » auront compris lors d’une rencontre internationale. Et savoir une langue ne signifie pas être capable d’avoir à échanger durant des heures avec des personnes parlant la même langue, surtout si de nouveaux interlocuteurs interviennent en parlant d’autres langues !

C’est une imitation pure et simple du système hiérarchique des communications capitalistes internationales. Des traducteurs travaillent et n’ont pas à intervenir, les chefs échangent et décident.
Les délégués aux congrès se montraient incapables de comprendre l’intérêt d’un dialogue dans une langue artificielle commune. Cette attitude est bien expliquée par le cas de l’anarchiste allemand Gustav Landauer. Il publia en 1907 après le Congrès d’Amsterdam un article : « N’apprenez pas l’espéranto ! ». On y lit que « […] comme langue officielle des congrès par exemple, [l’espéranto] est inapproprié et reste dangereux. […] les hommes croient se comprendre parfaitement alors qu’en réalité ils se comprennent mal. Il vaut bien mieux, au fond, que les hommes ne se comprennent pas du tout plutôt qu’ils ignorent qu’ils se comprennent de travers. »

Cette phrase est mise en relief parce qu’elle montre l’esprit de Gustav Landauer : peu importe le message, chaque être est un univers séparé, l’exploitation sociale par des capitalistes importe moins. La beauté du style permettrait d’atteindre la culture en sachant parfaitement l’allemand, le français, l’anglais, l’italien, langues qu’ils citent. Sans doute pour lire Goethe, Victor Hugo, Shakespeare, Dante… et sans doute aussi Rocker, Proudhon, Emma Goldman, Malatesta.

Mais au congrès anarchiste de 1907 il y avait aussi des Russes, des Hollandais et les périodiques anarchistes bulgares, espagnols, portugais et suédois circulaient et des anarchistes grecs, albanais, polonais, roumains, serbes étaient avides de nouvelles de leurs camarades à l’étranger.
Alors quelles langues apprendre ? Des langues célèbres comme celles chères à Landauer ? Pourquoi le bulgare ou le suédois ne seraient-t-ils pas aussi importants ?

C’est ne pas reconnaître autrui que de refuser un outil linguistique pour mieux le comprendre. Hier comme aujourd’hui, une langue artificielle s’imposait et l’espéranto était de loin la plus répandue.

« Après la première Guerre Mondiale (1921), une organisation espérantiste se consolida dans le mouvement ouvrier : SAT, Sennacieca Asocio Tutmonda (Association mondiale anationale). SAT donnait la parole à de nombreuses tendances : anarchiste, socialiste et diverses branches léninistes. Cette cohabitation fut laborieusement entretenue par Eugène Lanti et quelques camarades politiquement lucides qui maintinrent diplomatiquement un équilibre de contenu dans la publication mensuelle du mouvement : Sennaciulo [L’anationaliste]. SAT subit la perte des espérantistes de la gauche allemande et autrichienne à cause de la répression nazie. Et, au même moment, il y eut les assauts internes et externes de l’organisation des espérantistes soviétiques (voir plus loin).

Parallèlement les anarchistes non espérantistes, malgré la création d’organisations internationales actives, sont demeurés linguistiquement dans la même situation décrite par Chapelier en 1907.
Malheureusement, jusqu’à 1921, il semble que les camarades se divisent en fait en trois grands groupes linguistiques : Les anglophones de naissance et les anglophones qui ont une connaissance plus ou moins solide de la langue (les Slaves, entre autres), les hispanophones avec une partie des lusophones (Brésiliens et Portugais), et le groupe restreint des francophones.

Les communications entre ces trois groupes sont peu fréquentes.

« Les anarchistes espérantistes, sentant à leur tour le besoin de faire entendre leur voix, d’exprimer librement leur pensée toute entière sur toutes choses, ont compris la nécessité de s’ouvrir un champ d’action qui leur serait propre et où aucune censure ne viendrait châtrer leur pensée, amoindrir la force de leur argumentation, ils ont rêvé d’un organe où ils pourraient ouvrir des débats d’idées sur les questions sociales, philosophiques ou autres du point de vue vraiment anarchiste et ainsi fut fondée en 1924 la Tutmonda Ligo de Esperantistoj Senŝtatanoj (T. L. E. S.), Ligue Mondiale des Antiétatistes Espérantistes, qui, à son tour, édite son organe :Libera Laboristo ». (Ref : Une langue pour tous : l’Espéranto).

La banderole indique « L’espéranto est au service du prolétariat du monde entier ». Scène de théâtre improvisée à Sabadell (banlieue ouvrière de Barcelone) en avril 1930, par le cercle républicain, pour des cours d’espéranto.

« En 1945 les relations internationales se normalisèrent, et en 1946 à Paris commença à paraître la revue « Senŝtatano », le Sans-état, tout d’abord comme organe du comité provisoire de l’Internationale des jeunesses anarchistes (I.J.A.) et par la suite comme porte-parole du mouvement espérantiste anarchiste, continuant ainsi le travail commencé par T.L.E.S. Dans le même temps, le groupe libertaire espérantiste de Paris travailla étroitement avec la Commission des relations internationales anarchiste (C.R.I.A.), en traduisant le bulletin d’informations qui était publié, et en s’occupant des relations épistolaires en espéranto avec les compagnons d’autres pays.

Finalement, en 1969, la fraction anarchiste de SAT pris un nouvel essor, en publiant à Paris le bulletin mensuel « Liberecana ligilo » Le lien libertaire, avec l’objectif de propager l’idéal anarchiste dans les milieux espérantistes, en même temps que de diffuser l’Espéranto dans les milieux anarchistes, car c’est là que la langue universelle a plus qu’ailleurs sa raison d’être. (Ref : Une langue pour tous : l’Espéranto).

La plupart de ces anarchistes espérantistes vont continuer à maintenir leur présence au sein de SAT dans la fraction libertaire.

Globalement les anarchistes ont donc perdu ou négligé les avantages de l’espéranto et d’une langue artificielle.