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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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3/6 Positions du mouvement ouvrier
Article mis en ligne le 26 novembre 2022
dernière modification le 6 juin 2023

Les premiers socialistes ont posé le problème de la langue. En 1848, Étienne Cabet dans son livre Voyage à Icarie l’a fait en évoquant deux difficultés intéressantes : « voici une langue universelle parfaitement rationnelle, régulière et simple […] dont l’étude est si facile qu’un homme quelconque peut l’apprendre en quatre ou cinq mois. […] chaque Peuple l’adoptera tôt ou tard, en remplacement de la sienne ou conjointement avec celle-ci »

En combien de temps et comment peut-on apprendre une langue naturelle et une langue artificielle ? La réponse est surtout une question de volonté et de bons outils (grammaire et dictionnaire, et internet) quand on est seul ; et de dialogue avec un professeur ou des personnes connaissant la langue à apprendre, si on a cette possibilité. Pour arriver à dialoguer à l’aide d’une langue artificielle « quatre ou cinq mois », pour une personne très motivée consacrant une heure par jour, semble possible ; dans le cas d’une langue naturelle et avec les mêmes conditions, un an et demi est probable.

Dans l’histoire, les cas d’imposition d’une langue naturelle (ou artificielle dans le cas de l’hébreu dans les écoles privées en yiddish en Argentine), le russe dans l’éducation en Pologne après la répression de 1863, l’allemand en 1871, puis le français en 1918 en Alsace, n’ont provoqué que des malentendus, des rejets culturels latents.

L’Association internationale des travailleurs (AIT) créée en 1864 aborda le problème de la langue dès son IIe Congrès général à Lausanne, en septembre 1867 dans sa question 5 qui abordait de multiples aspects sociaux (le rôle des hommes et des femmes, l’éducation des enfants, etc.). Vu la multiplicité des aspects étudiés, l’opinion exprimée [1]est brève :

« Le Congrès est d’avis qu’une langue universelle [2] et une réforme de l’orthographe serait un bienfait général, et contribuerait puissamment à l’unité des peuples et à la fraternité des nations. »
Cette phrase ne servit à rien ! Et deux faits essentiels le prouvent.

Le premier est que les statuts de l’AIT furent rédigés en trois langues (allemand, anglais et français) en 1864 et que c’est seulement en 1871 que des erreurs de traduction ont été décelées ! La principale est celle qui suit :
« […] l’émancipation économique des travailleurs est conséquemment le grand but auquel tout mouvement politique doit être subordonné en tant que moyen d’émancipation » (en allemand et en anglais).
« […] l’émancipation économique des travailleurs est le grand but auquel doit être subordonné tout mouvement politique » (en français) [3].

Le congrès de Genève en 1866 adopta cette version, tandis que les anglophones et les germanophones suivaient leur version. Par conséquent, l’AIT avait officiellement une double position sur la politique et l’émancipation économique des travailleurs. Un moyen tactique pour les uns, un refus catégorique pour les autres. 

La Conférence de Londres, en septembre 1871 aborda « L’action politique de la classe ouvrière » et reconnut que :
« […] des traductions infidèles des statuts originaux ont donné lieu à des interprétations fausses qui ont été nuisibles au développement et à l’action de l’Association internationale des travailleurs [4] ».

On aurait pu penser que ce manque de contrôle des traductions, d’une part, et du besoin d’une « langue universelle » d’autre part, stimuleraient les syndiqués de l’AIT sur le problème linguistique en soi. De plus, les camarades belges et suisses étaient forcément sensibles à cet aspect qui effectivement les concernait toute leur vie.

Après la scission de l’AIT en 1872, entre les autoritaires et les libertaires, l’AIT de ces derniers continua ses travaux et au VIIe Congrès à Bruxelles en septembre 1874 la question 4 était « N’y a-t-il pas lieu de choisir une langue universelle pour l’échange des correspondances entre les Fédérations régionales ? »

« La question de la langue unique, traitée en séance privée le vendredi après-midi, donna lieu à une discussion assez longue. Quelques délégués préconisaient le choix de l’une des langues vivantes comme langue officielle de l’Internationale, c’est-à-dire dans laquelle les correspondances officielles des comités fédéraux seraient faites autant que possible. D’autres, par contre, pensaient qu’une résolution d’un Congrès dans ce sens serait nuisible à l’Internationale ; ils proposent simplement que le Congrès invite les Conseils fédéraux à s’entendre directement entre eux pour les meilleurs moyens de correspondance ; Eccarius demande en outre que le Congrès insiste pour que les adhérents des diverses Fédérations étudient les langues vivantes. Cette proposition, avec l’adjonction proposée par Eccarius, a prévalu dans le Congrès.5 »

Il est frappant de constater l’incapacité de dépasser, après huit ans de rencontres internationales, le niveau d’une « langue officielle » ou d’étudier « les langues vivantes ». Karl Marx écrivait en allemand, en anglais et en français et lisait, au moins, le castillan et le russe ; Michel Bakounine, rédigeait en allemand, en français et en russe, et pouvait lire en anglais et en italien.

Comment se fait-il que ni l’un ni l’autre n’ont eu de propositions pratiques sur la question des langues dans le mouvement ouvrier ?

Une première réponse est que de nombreux militants parlaient plus ou moins bien le français (ce qui n’empêcha nullement l’AIT de se heurter aux erreurs déjà évoquées). La seconde est qu’il n’y avait pas de langues artificielles disponibles à l’époque.

Deux allusions insuffisantes permettent de voir qu’il existait une volonté de résoudre le problème linguistique.
« […] la « Phonographie [reproduction des sons de la langue d’une manière identique sans tenir compte de leur orthographe] », en fait une réforme de l’orthographe de la langue française, défendue par James Guillaume, qui fit remarquer « que la phonographie est un acheminement à la création d’une langue internationale, dont les délibérations en trois langues du Congrès ont bien fait sentir le besoin. 6 »
« […] une langue qui serait arbitrairement, artificiellement composée par quelques centaines ou même par quelques milliers de personnes, serait une langue morte, incapable de mouvement et de développement. […] Je ne doute pas que, dans un avenir probablement très éloigné encore, une langue universelle ne se forme ; mais elle ne pourra se former qu’à la suite d’un fait universel, comme une conséquence naturelle et nécessaire de la réelle constitution du monde international, fondé sur les ruines de tous les États.7 »

En somme, Bakounine, Marx et les militants de l’AIT stimulaient le volontarisme pour la cause révolutionnaire en oubliant que pour appliquer la formule : « L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », il faudra qu’ils se comprennent, mais en quelle langue !
« C’est en cherchant l’impossible que l’homme a toujours réalisé et reconnu le possible, et ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait le possible n’ont jamais avancé d’un seul pas. »8
C’est la volonté de proposer une langue universelle et artificielle qui a manqué !