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Encyclopédie anarchiste
« La pensée libertaire constitue l’espoir et la chance des derniers hommes libres » Camus
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2/6 Apparition de l’espéranto et sa spécificité 
Article mis en ligne le 26 novembre 2022
dernière modification le 6 juin 2023

Ludwig Zamenhof était passionné par la création d’une langue artificielle véritablement simple et il sut éviter, en abandonnant tout droit financier (voir plus loin le point 3 de la déclaration de Boulogne-sur-Mer), le grand écueil du volapuk : l’autoritarisme et la recherche du lucre de son créateur.

Concrètement, le vocabulaire de cette langue artificielle est tiré des langues européennes gréco-latines, germaniques et slaves, et il s’enrichit constamment à partir de mots internationaux discutés et choisis par une académie d’espérantistes de plusieurs continents. L’usage des affixes (voir l’idée de Descartes), pour ajouter des sens particuliers, est proche des grammaires des langues non européennes.

Zamenhof a conçu 16 règles sans aucune exception pour la grammaire de l’espéranto. Les voici écrites en français [seuls 3 mots ont été modifiés pour rendre le style plus accessible] par son auteur à Varsovie en 1905.

« 
 Règle 1 Il n’a qu’un article défini : « la » invariable pour tous les genres, nombres et cas. Il n’a pas d’article indéfini.
 Règle 2 Le substantifs finit toujours par « -o ».
 Règle 3 L’adjectif finit toujours par « -a ».
 Règle 4 Les adjectifs numéraux cardinaux sont invariables.
Règle 5 Les pronoms personnels sont : « mi » (« je »), « vi » (« tu », « vous »), « li » (« il »), « ŝi » (« elle »), « ĝi » (« il » ou « elle » pour les êtres vivants de sexe indéterminé ou les choses), « si » (« soi » ou « se » possessif), « ni » (« nous »), « ili » (« ils », « elles » ou « eux » pour tous les cas) et « oni » (« on »).
 Règle 6 Le verbe ne change ni pour les personnes, ni pour les nombres.
 Règle 7 L’adverbe est caractérisé par « -e ».
 Règle 8 Toutes les prépositions impliquent le nominatif.
 Règle 9 Chaque mot se prononce comme il s’écrit et s’écrit comme il se prononce.
 Règle 10 L’accent tonique se place toujours sur l’avant-dernière syllabe.
 Règle 11 Les mots composés s’obtiennent par la simple réunion des éléments qui les forment, écrits ensemble, mais séparés par de petits traits. Le mot fondamental doit toujours être à la fin.
 Règle 12 S’il y a dans la phrase un autre mot de sens négatif, l’adverbe « ne » est supprimé.
 Règle 13 Si le mot marque le lieu où l’on va, il prend la terminaison « -n » de l’accusatif.
 Règle 14 Chaque préposition possède en espéranto un sens immuable et bien déterminé, qui en fixe l’emploi. Cependant, si le choix de celle-ci plutôt que de celle-là ne s’impose pas clairement à l’esprit, on fait usage de la préposition « je » qui n’a pas de signification propre.
 Règle 15 Les mots « étrangers » (internationaux), c’est-à-dire ceux que la plupart des langues ont empruntés à la même source, ne changent pas en espéranto. Ils prennent seulement l’orthographe et les terminaisons grammaticales de la langue.
 Règle 16 Les terminaisons des substantifs et de l’article défini peuvent se supprimer et se remplacer par une apostrophe. »

Un élan d’enthousiasme encore plus grand que pour le volapuk accompagna le lancement de l’espéranto à partir de 1887. Et en 1905 un congrès international tenu en espéranto à Boulogne-sur-Mer réunit presque 700 délégués de 20 pays et rédigea une déclaration claire en cinq points en espéranto, encore valables, pour réfuter des « idées très fausses » sur l’espérantisme. En voici des extraits.

« 1. L’espérantisme consiste à s’efforcer de propager dans le monde entier l’usage de la langue humaine neutre qui, « sans s’ingérer dans la vie intérieure des peuples et sans aucune visée d’exclure la langue nationale existante », donnerait aux hommes de nations différentes la possibilité de se comprendre […] »
« 3. Étant donné que l’auteur de la langue espéranto a renoncé dès le départ et une fois pour toute à tout droit personnel et à tout privilège au sujet de cette langue, l’espéranto n’est « la propriété de personne » que ce soit sur le plan moral ou sur le plan matériel. […] »
« 5. Espérantiste est le nom donné à toute personne qui connaît et utilise la langue espéranto quel que soit son objectif. L’appartenance à un groupe espérantiste actif est recommandée mais elle n’est pas obligatoire. »

Cette déclaration s’explique par le fort développement du mouvement espérantiste qui avait entraîné deux écueils bien visibles.

Le premier est externe car des pays craignent que leur influence et leur régime soient entamés par une communication d’idées et d’informations dans une langue neutre qu’ils ne peuvent pas contrôler.

Le deuxième est interne : l’espéranto n’est pas une source de revenu ni un nouvel outil commercial, son nom signifie « celui qui espère ». Son hymne écrit par Zamenhof, « La Espero » (l’espoir) le proclame : « En la mondon venis nova sento, tra la mondo iras forta voko ; » [Un nouveau sentiment est apparu, un appel vigoureux parcourt le monde]. »

Paradoxalement, ces deux obstacles démontrent la profonde vigueur d’une langue artificielle et comment elle attise la haine et la convoitise.

En ce qui concerne la haine, la France a été le premier pays à organiser au début du XXe siècle une campagne contre l’espéranto sur le plan international de peur que le français, langue diplomatique par excellence, ne soit évincé par la facilité et le caractère neutre de l’espéranto, hors de toutes arrière-pensées colonialistes, ou anti-germaniques (deux aspects alors liés à la France). Et dans l’enseignement français l’espéranto est encore (en 2022) banni à la différence des langues régionales (ce qui est très bien pour elles).

Quant à la convoitise, deux éminents espérantistes se laissèrent entraîner, d’une part pour le prestige et de l’autre pour les droits d’auteur de manuels et dictionnaires, et après des manœuvres dignes de politiciens ou de banquiers, à présenter une nouvelle langue internationale créée à toute allure. De plus, cette langue appelée Ido se base sur deux éléments élitistes : le vocabulaire vient des langues européennes occidentales (donc la branche slave n’existe plus) ; ensuite, la base grammaticale est le latin. Comme à l’époque l’enseignement du latin était (quasiment) obligatoire pour suivre des études universitaires, l’Ido s’adressait à la petite et grande bourgeoisie dont les langues nationales étaient d’origine latine et germanique (allemand, anglais, castillan, français, italien, hollandais) et dominaient avec leurs colonies 90 % du globe terrestre.

Les valeurs de l’espérantisme étaient ignorées. Toutefois, la vogue de l’espéranto avait été forte et les origines troubles et malhonnêtes de l’Ido ont fait qu’il ne trouve toujours pas une place parmi les personnes intéressées par une langue artificielle.

Pour l’évolution historique de ces deux langues, voir la fin de la partie « Anarchisme et espéranto ».