Que reste-t-il dans nos mémoires de cette brèche de l’Histoire de seize mois ouverte par le « Syndicat indépendant et autogéré-Solidarité » (NSZZ-Solidarność) ? [1]
La mise en valeur du rôle de l’Église, du pape et des moustaches de Lech Walesa ?
Deux textes peu connus démontrent la puissance de l’auto-organisation généralisée des ouvriers qui a fait trembler les bases du capitalisme, d’État ou libéral, et dont la victoire aurait insufflé un immense espoir pour les travailleurs de l’Est et de l’Ouest :
→ « Réflexions sur ce que devrait être la place des travailleurs dans une société libérée des bureaucrates », à l’occasion d’une rencontre à Lublin sur l’autogestion ouvrière les 12 et 13 juillet 1981 :
« Le programme du mouvement actuel pour la socialisation du travail implique l’appropriation collective :
1. des moyens de production ;
2. de la gestion de l’économie nationale, y compris de la planification économique à l’échelle du pays ;
3. des structures et des organismes de l’appareil de l’État.
C’est pourquoi le mouvement est confronté au dilemme suivant :
ou bien il crée son propre modèle économique et social, centralement planifié et dirigé collectivement sur la base d’un système d’autogestion ou bien il sera condamné à participer à un modèle économique imposé d’en haut. On ne modifie pas les rapports sociaux en commençant par le haut, mais en commençant par le bas, à savoir les rapports de production, la création des conseils ouvriers et des organes d’autogestion » , Michel Kawecki.
→ La Pravda , publication du Parti communiste de l’Union soviétique, 14 décembre 1981 :
« Les événements en Pologne ont démontré l’inconsistance et l’absurdité de la théorie des syndicats indépendants. Au contraire ils ont démontré que c’est le parti qui est la meilleure forme de l’organisation de la classe ouvrière. L’histoire de notre pays a confirmé l’absurdité et l’impuissance de l’anarcho-syndicalisme en tant que conception de syndicat indépendant et sur le rôle de l’organisation syndicale en tant que facteur dominant de la société ; ainsi que de leur conception selon laquelle les syndicats ouvriers peuvent remplacer l’appareil d’État et jouer le rôle d’un parti politique. Les syndicats peuvent réellement remplir leur rôle et leurs droits garantis par la constitution uniquement sous la direction du parti. Le fait que les organisations du parti dirigent les syndicats dans leur activité quotidienne représente un facteur important dans le renforcement de l’unité indestructible entre le parti et le peuple. »
Révoltes ouvrières et « gymnastique révolutionnaire »
L’éclosion de Solidarność est l’aboutissement de révoltes ouvrières et de leur empreinte dans la mémoire collective :
« Les événements de juin 1956, de 1976 et de décembre 1970 ont mis en évidence un mouvement spontané de protestation ouvrière contre la politique du pouvoir, Lublin, 13 septembre 1981.
1956 : « Juin de Poznan »
28 juin : grève spontanée dans deux grandes entreprises sidérurgiques de Poznan en protestation contre la dégradation des conditions de vie et de travail.
Les travailleurs se dirigent vers le centre-ville. Avec l’apport des ouvriers d’autres usines et des étudiants, une foule de 100 000 personnes prend d’assaut une prison, en libèrent les détenus, s’emparent de l’armurerie. Des locaux du Parti, de la milice et de l’administration sont attaqués, de nouvelles armes sont récupérées dans un camp de détention et une École militaire. Les soldats de la garnison de Poznan sont désarmés et fraternisent avec les émeutiers.
29 juin : 10 000 soldats venus de Silésie et des chars envahissent la ville, le général soviéto polonais Poplavsky et des officiers soviétiques leur faisant croire que les meneurs sont des « provocateurs allemands ». Les deux jours de répression conduisent à des arrestations massives, des dizaines de morts et des centaines de blessés.
Les troubles continuent dans le pays mais l’absence de liens directs en empêche la généralisation.
Gomulka, annonce des réformes, notamment la création de Conseils ouvriers élus par le personnel. Chargés plus tard de la réalisation du Plan économique, ils seront alors choisis par le POUP (Parti ouvrier unifié polonais).
Ces événements ont enrichi la mémoire ouvrière de deux enseignements essentiels : nécessité de s’organiser dans les usines et de se coordonner, grande méfiance pour tout semblant de cogestion.
1970-1971 : Grèves de la Baltique
Début décembre : Gomulka augmente massivement les prix des denrées alimentaires.
Des manifestations éclatent dans les villes côtières de Gdansk, Gdynia, Elbląg et Szczecin.
17 décembre : les soldats tirent dans la foule des ouvriers sortant de leurs trains pour aller au travail. Dans les usines, les ouvriers subissent le « parcours de santé », passage entre deux rangs de militaires ou de policiers armés de matraques.
Les grèves et occupations s’étendent à d’autres villes. Les délégués au comité de grève, mandatés et révocables, sont élus en assemblée générale, ou par secteur et atelier dans les plus importantes. Pendant les négociations, ils informent en permanence des propositions patronales les ouvriers qui décident de las accepter ou non.
Dans chaque ville se constitue un comité de grève inter-entreprises (MKS), se coordonnant avec ceux des autres villes.
Là où le mouvement est le plus fort, les travailleurs font fonctionner, sous l’autorité du comité de grève et en lien avec les comités de quartier, les entreprises qui ont une utilité sociale (tramways, gaz, électricité, journal local...).
Cette fois, le pouvoir doit reculer : Gierek remplace Gomulka, annule les hausses, promet des augmentations de salaire.
Les pratiques ouvrières utilisées resurgiront à grande échelle après la création de Solidarność.
1976 : Naissance du « Comité de défense des ouvriers » (KOR)
Juin : Gierek impose de très fortes hausses de prix.
25 juin : les ouvriers débrayent dans de très nombreuses usines et organisent des meetings.
Le pouvoir réagit très rapidement pour éviter leur coordination :
À Radom, des milliers d’ouvriers se rassemblent devant le siège local du parti. Les paramilitaires des « Réserves motorisées de milice des citoyens » (ZOMO) chargent, mènent une chasse à l’homme jusque tard dans la nuit. Les 2 000 ouvriers arrêtés subissent le « parcours de santé ».
À Ursus, arrondissement de Varsovie, 10 000 ouvriers de l’usine de tracteurs font grève, bloquent le trafic ferroviaire en décollant les rails. La police opère des rafles dans les rues, des milliers d’ouvriers sont licenciés, des jugements sommaires remplissent les prisons.
Septembre : à l’initiative d’intellectuels, tels Adam Michnik et Jacek Kuroń, est créé le KOR pour assurer la défense des ouvriers et soutenir les familles.
Il jouera un rôle important dans la coordination des militants ouvriers de différentes régions à travers le bulletin clandestin Robotnik, favorisant la création des premiers syndicats libres en 1980.
Note