Tenant compte des expériences passées, l’intelligence collective des ouvriers va permettre de déjouer les manœuvres du régime et de l’épiscopat. À partir d’un noyau de groupes clandestins dans les entreprises, un mouvement organisé de 10 millions de travailleurs refusera la cogestion et ébranlera la société en place.
Lublin
2 juillet : Dans cette ville le comité de grève de l’usine de tracteurs Ursus arrête la production et maintient en fonctionnement la centrale thermique qui fournit l’énergie à la ville. Le directeur doit céder sur les revendications salariales et sur le prix des produits en vente directe dans l’usine.
En quelques jours, 50 000 travailleurs de 150 entreprises élisent des comités de grève, que le MKS coordonne.
11 juillet : pour la première fois dans l’histoire de l’après-guerre, le pouvoir signe un accord avec l’ensemble des comités de grève d’une région, perdant l’arme de la négociation usine par usine..
Des comités de grève se forment à Varsovie, Lodz, Wroclaw, Gdansk...
Gdansk
Lundi 4 août, chantier naval : quelques militants, dont Bogdan Borusewicz, membre du KOR, et Lech Walesa, jeune électricien militant catholique, licencié des chantiers navals en 1976, envisagent un appel à la grève.
Samedi 9 août : Anna Walentynowicz, grutière, est licenciée pour avoir lancé une association de défense des ouvriers et organisé la commémoration des victimes des grèves de décembre 1970 : « Je n’aurais jamais pensé à l’époque que le chantier se soulèverait, personne ne s’y attendait ». La « Passonaria » de Gdansk sera co-fondatrice de Solidarność, puis critiquera les décisions conciliatrices de Walesa, influencé par l’Église.
Le noyau clandestin, tenant compte de l’indignation suscitée, décide d’appeler à la grève pour le 14.
Jeudi 14 août : Les initiateurs témoignent :
« Cinq membres des syndicats libres étaient dans le coup. Le soir précédent nous ne savions pas si le lendemain nous serions des milliers à occuper le chantier naval ou si nous nous retrouverions en prison. On avait prévu que Lech devait diriger la grève : cela enflammerait les gens en disant qu’il y avait travaillé dix ans et qu’on l’avait mis à la porte.
Il y avait trois revendications ; la réintégration d’Anna Walentynowicz, une prime de vie chère et une augmentation de salaire de 2 000 zlotys [1] ».
« Au petit matin, dès quatre heures et demie, je distribuais les tracts, déclarant que tout le chantier allait se mettre en grève ce jour-là. Jerzy, une fois un groupe formé, l’entraîne à travers une série d’ateliers où le travail cessait à leur passage. Les ouvriers sortaient des quais et des navires, tout là-haut sur les ponts. Ils nous apercevaient et descendaient. Désormais, nous étions sûrs que cela allait marcher. »
L’assemblée générale réclame notamment la réintégration de tous les licenciés depuis 1970, la dissolution des syndicats officiels, la suppression des privilèges des bureaucrates et de la police.
Les échanges avec la direction sont directement sonorisées pour les milliers d’ouvriers, y compris d’autres usines, présents au chantier.
Vendredi 15 août : Après distribution de 10 000 tracts dans les 3 ports de la Baltique (Gdansk, Gdynia, Sopot), un MKS (2 représentants par usine) créé dans la nuit relie les comités de grève de 21 entreprises, (253 le 19 août, plus de 600 le 22 août).
Samedi 16 août , 15 heures : la direction des chantiers navals fait des concessions : augmentation des salaires, réintégrations d’Anna Walentynowicz et de Lech Walesa. Celui-ci annonce au mégaphone la fin de l’occupation.
Henrika Krzywonos (animatrice de la grève des tramways) est soutenue par Alina Pienkowska, infirmière au chantier naval, et de nombreux délégués d’entreprises : « Vous nous avez vendus ! Si vous arrêtez, personne n’obtiendra rien ailleurs », « Gdansk doit gagner aussi ».
Walesa doit se rétracter : « Il faut accepter le compromis même s’il n’est pas fameux, mais nous n’avons pas le droit de lâcher les autres : nous devons continuer la grève par solidarité jusqu’à la victoire de tous ».
Sur le chantier, 10 000 personnes continuent à séjourner, ravitaillées par la population.
Dimanche 17 août : « 21 X TAK »
Le MKS annonce une liste de 21 revendications, affichées partout avec le slogan « 21 X TAK » (« 21 x OUI »), qu’il négociera dans l’ordre, ne passant à la suivante que si la précédente est satisfaite. Les premières :
1. Autoriser les syndicats libres, indépendants du Parti et des employeurs,
2. Garantir le droit de grève ainsi que la sécurité des grévistes et des personnes qui les aident,
3. Respecter le droit de parole, d’impression et de publication, ne pas réprimer les maisons d’édition indépendantes,
4. Arrêter la répression pour délit d’opinion et réintégrer les personnes suivantes dans leurs droits :
les personnes licenciées à la suite des grèves de 1970 et 1976, les étudiants renvoyés des universités pour leurs opinions, libérer tous les prisonniers politiques,
5. Annonce dans tous les médias officiels de la création et des revendications du MKS,
6. Paiement des jours de grève,
7. Relèvement des salaires mensuels de 2 000 zlotys en compensation de la hausse des prix,
8. Retraite après 35 années de travail,
9. Suppression des PEWEX (magasins où des produits occidentaux sont vendus contre des
devises uniquement),
10. Abolition des privilèges de l’appareil du Parti et des organes de sécurité,
11. Reconnaissance du principe de l’avancement selon des critères de compétence et non d’appartenance au Parti.
18 au 30 août : Négociations
20 août : « Solidarité » quotidien publié sur le chantier ; 300 000 grévistes dans les ports de la Baltique ; le mouvement s’étend dans d’autres régions.
Le pouvoir regroupe forces spéciales et chars autour de Gdansk : « Il faut agir concrètement pour vaincre l’activisme anti-socialiste par tous les moyens, politiques, administratifs, et juridiques », général Krzysztoporski.
Des intellectuels proposent d’« aider » les grévistes dans les négociations. Les plus influents :
Tadeusz Mazowiecki, anime un « Club de l’intelligentsia catholique (KIK).
Bronisław Geremek, professeur d’histoire, est un libéral.
Kukolowicz, représentant personnel auprès de Walesa du cardinal Wyszynski, primat de Pologne.
Jacek Kuron, un des fondateurs du KOR.
Ils privilégient les rapports directs avec Walesa et tentent d’imposer l’« auto-limitation » des revendications et des formes d’action en évoquant les risques de répression et d’intervention soviétique.
Leur rôle sera décrit plus tard par une sociologue polonaise : « La présence des experts n’a pas été particulièrement favorable aux ouvriers. Cela a bien permis une bonne synthèse de leurs revendications, mais cela a aussi faussé l’expression authentique de leur mouvement. Car les ouvriers étaient très opposés au système, au point qu’ils ne voulaient même pas y toucher, et encore moins le réformer. Ils étaient contre, un point c’est tout ».
Un membre minoritaire du KOR me confiera que beaucoup avaient utilisé leur prestige pour aller jouer « les pompiers » dans les nombreuses entreprises du pays où les revendications allaient au delà des « 21 X TAK ». En particulier beaucoup de travailleurs refusaient ce que le gouvernement avait exigé pour signer : rôle dirigeant du Parti et syndicats libres ne jouant pas un rôle politique.
25 août : la grève est générale à Gdansk, toutes les activités sont bloquées sauf celles socialement utiles.
L’inquiétude gagne le pouvoir et l’Église, craignant pour son emprise sur la société, notamment les jeunes et les femmes qui participent massivement : « Je considère que parfois il ne faut pas réclamer, exiger, revendiquer beaucoup, pourvu que l’ordre règne" Stefan Wyszyński, Primat de Pologne, à la télévision le 27 août.
Dimanche 31 août : Victoire !
Les occupations d’usine se généralisent dans tout le pays, des gardes ouvrières s’organisent pour s’opposer à la répression. Cette fois, le massacre d’ouvriers risquant d’ouvrir la porte à une révolution, le gouvernement choisit de céder.
Le ministre Jagielski, reconnaissant que « la nation et l’État ont besoin d’une classe ouvrière bien organisée et consciente », signe l’ensemble des revendications en moins d’une heure. Le texte pour la reconnaissance de syndicats libres et indépendants ouvre la voie, dans un contexte de grave crise, à la cogestion économique :
« Les nouveaux syndicats doivent avoir la possibilité réelle d’intervenir dans les décisions clés qui déterminent les conditions de vie des ouvriers, en ce qui concerne les principes de la répartition du revenu national entre consommation et accumulation, la répartition du Fonds de consommation sociale dans ses objectifs variés (santé, éducation, culture), les principes de base des rémunérations et l’orientation de la politique des salaires, particulièrement le principe de l’augmentation automatique des salaires selon l’inflation, le plan économique à long terme, l’orientation de la politique d’investissement et les modifications des prix. ».
« Les syndicats devraient en particulier participer à l’élaboration des lois sur les organisations économiques socialistes et sur l’autogestion ouvrière. La réforme économique devrait être fondée sur le principe d’une plus grande autonomie des entreprises et sur la participation réelle des conseils de l’autogestion ouvrière à la gestion ».
La classe ouvrière, sentant sa force, prend une grande confiance.